Cette nuit... », avaient dit les vicaires masqués à l'issue de la dernière réunion dans le Caveau des Châtrés.

Cette nuit... Par ces deux mots, ils avaient signé la condamnation à mort du muffi Barrofill le Vingt-quatrième.

Cette nuit... Le cardinal Fracist Bogh, nouveau secrétaire général de l'Eglise du Kreuz, ne voyait pas très bien comment ils pourraient mettre leur projet à exécution. Le muffi s'entourait d'un tel luxe de précautions qu'il paraissait impossible d'attenter à la vie de son auguste personne. Lorsqu'il recevait des personnalités extérieures au palais épiscopal, il était entouré, plus ou moins discrètement, d'innombrables gardes du corps, d'anciens mercenaires de Pritiv rompus à tous les arts de combat. Lorsqu'il ne recevait pas, il se retirait dans ses appartements de la tour muffiale, une forteresse truffée de passages secrets, de labyrinthes, de pièges, de pièces blindées, isolées.

Comment les vicaires s'y prendraient-ils pour atteindre Barrofill le Vingt-quatrième ? Il ne mangeait que des mets préparés par son cuisinier personnel, un Julien, un ex-adepte de l'hérésie goudourayam qu'il avait sauvé de la croix-de-feu et qui lui était dévoué corps et âme, ce qui n'empêchait pas le muffi de faire goûter chaque plat à des singes domestiques et d'observer longuement leurs réactions avant de porter la nourriture à sa propre bouche. Il avait cessé toute relation sexuelle avec les enfants que lui fournissaient ses anciennes âmes damnées, dont le cardinal Frajius Molanaliphul, l'ancien secrétaire général. Fracist Bogh avait été outré d'apprendre que le Pasteur Infaillible, le chef suprême de l'Eglise du Kreuz, se livrait à d'abominables pratiques pédophiles, et cette information, que des âmes bien intentionnées s'étaient empressées de lui divulguer, l'avait renforcé dans sa détermination. Les vicaires étaient dans le vrai : il était urgent de se débarrasser d'un tel monstre de perversité. Un homme qui régnait sur des centaines de milliards d'âmes se devait de montrer l'exemple, d'être un modèle de vertu et de piété. On ne pourrait donc pas barder de poisons les orifices naturels des innocentes victimes de sa convoitise, ou encore de microbombes à fraction qui auraient déchiqueté le muffi au moment où... Que Kreuz le prenne en pitié... Et c'était probablement beaucoup mieux ainsi : assassiner le Pasteur Infaillible par l'entremise de ces enfants aurait eu quelque chose d'amoral, d'exécrable.

Les vicaires ne pouvaient pas non plus utiliser les services de tueurs professionnels, car ceux-ci étaient immédiatement détectés par les infrarayons et par les morphopsychologues qui, sur des écrans-bulles géants, examinaient et filtraient les visiteurs.

Restait bien sûr la solution de l'effacement ou de la mort mentale. Le sénéchal Harkot, que Fracist Bogh soupçonnait d'être partie prenante dans la conjuration, avait certainement la possibilité de remplacer un protecteur ou un inquisiteur par un effaceur ou par un tueur mental. Ce genre de substitution était une pratique courante à la cour impériale.

L'ancien gouverneur d'Ut-Gen qui, de par sa fonction, avait souvent l'occasion de rencontrer le sénéchal (il était désormais le principal agent de liaison entre les pouvoirs spirituel et temporel de l'Ang'empire) avait tenté de sonder son mystérieux interlocuteur. Il se sentait mal à l'aise devant Harkot, mais, si les vicaires parvenaient à déposer Barrofill le Vingt-quatrième et à le hisser sur le trône pontifical, il devrait apprendre à surmonter cette aversion.

« Les protecteurs et inquisiteurs du muffi ressortissent-ils à votre autorité, Excellence ? » avait-il négligemment demandé au cours d'une soirée où le sénéchal et le secrétaire général s'étaient retrouvés en tête à tête.

Les impénétrables yeux noirs de son vis-à-vis s'étaient posés sur lui et l'avaient fixé un long moment.

« Bien entendu, Votre Eminence, avait-il enfin répondu de cette voix métallique, impersonnelle, qui vrillait les tympans de ses interlocuteurs humains. Pourquoi cette question ?

— Eh bien... je ne suis pas syracusain, comme vous ne l'ignorez pas et, en tant que nouveau secrétaire général, je m'informe des usages de la cour et de l'Eglise... Je pensais que la responsabilité des Scaythes affectés au service du muffi ne vous incombait pas, étant donné la primauté du pouvoir spirituel sur le pouvoir temporel...

— Avant d'être les serviteurs des hommes, les Scaythes sont mes complanétaires, régis par des lois différentes de celles des mondes humains. Seul un Scaythe des échelons supérieurs est apte à transmettre des ordres à ses subordonnés. Il ne s'agirait pas qu'ils fassent n'importe quoi sous de vains prétextes de primauté spirituelle. »

Fracist Bogh avait cru déceler des menaces dans les paroles du sénéchal : il lui avait clairement fait comprendre que rien de ce qui concernait l'Ang'empire, aussi bien sur le plan temporel que sur le plan spirituel, ne lui était étranger. Cet avertissement prouvait également qu'Harkot le considérait d'ores et déjà comme un interlocuteur recevable, et cette reconnaissance implicite l'avait flatté.

Harkot ne lui avait pas dévoilé que ses complanétaires et lui-même étaient désormais inopérants sur le cerveau de Barrofill le Vingt-quatrième. C'était la raison pour laquelle le troisième conglomérat avait décidé d'éliminer physiquement le souverain pontife. Après avoir été pendant plus de vingt ans le plus efficace des alliés, l'actuel muffi, totalement imperméable à l'effacement et à la mort mentale, était devenu un opposant, un ennemi, un obstacle. Il ne s'était pas reconnecté à ses pouvoirs d'humain-source, comme la fille Alexu ou Tixu Oty l'Orangien, mais il avait développé son contrôle mental à un point tel qu'il repoussait toutes les intentions de dissolution ou de mort des effaceurs et des tueurs mentaux qu'Harkot avait placés dans son entourage proche. La méfiance de ce vieillard retors protégeait son esprit comme une carapace épaisse et rigide. Le chef spirituel de l'univers était tellement ancré dans la matière qu'il en arrivait à cristalliser ses pensées.

Harkot avait dû confesser son impuissance aux vicaires.

« Nous devrons employer une autre méthode, frères du vicariat. Les tueurs mentaux et les effaceurs n'obtiennent aucun résultat tangible sur l'esprit du muffi. »

Cet aveu avait plongé les conjurés dans un abîme de perplexité.

« N'en sera-t-il pas de même avec certains hérétiques, Excellence ? Ne résisteront-ils pas à l'effacement ?

— Les probabilités sont infimes, pour ne pas dire nulles. Le muffi est l'exception qui confirme la règle : il s'accroche avec une telle force à la vie, à la matière, que son inconscient repousse toute idée, toute pensée de réduction ou de mort. Et puis, pour ceux que la manière douce ne réussirait pas à convertir, il nous resterait la manière forte : les croix-de-feu.

— Vous ne nous facilitez guère le travail, Excellence ! » avait grommelé une voix filtrée par le masque.

Les masques, des objets dérisoires pour qui sait sonder un esprit...

« A vous de trouver une solution, frères du vicariat. Après tout, le remplacement de l'actuel muffi est le fruit de votre désir, de votre volonté. »

Désir et volonté implantés par des effaceurs... Donnez aux humains l'impression qu'ils décident tout par eux-mêmes, flattez leur minuscule ego, et ils foncent tête baissée dans tous les pièges, y compris les plus grossiers, qui leur sont tendus...

« Nous prenons note, Excellence ! Nous nous débrouillerons par nous-mêmes, mais nous nous souviendrons de votre manque de coopération ! »

Les humains... Plus ils se séparent d'eux-mêmes et plus ils se croient obligés de se rengorger, de se gonfler d'importance ! Pourtant, il ne leur reste pratiquement rien de leur extravagant pouvoir... Ils se sont déjà identifiés aux formes, aux ondes, aux apparences, et l'Hyponéros, niché dans leurs failles, les ronge insidieusement. Bientôt, ils ne seront plus que des portes ouvertes sur le néant, des trous noirs, des enfants de l'incréé. Puisque les effaceurs et les tueurs mentaux ne peuvent venir à bout de Barrofill le Vingt-quatrième, laissons-les se débrouiller entre eux. De tout temps ils ont su faire preuve d'intelligence pour s'entretuer, de tout temps ils ont préparé l'avènement de l'Hyponéros...

Les vicaires s'étaient drapés avec une fierté grotesque dans les pans de leur surplis noir.

« Nous utiliserons nous-mêmes les services d'un effaceur. Excellence ! » avait lancé l'un d'eux avant de s'engouffrer dans un des passages souterrains du Caveau des Châtrés.

Vicaires... vous êtes déjà noirs, vous êtes déjà les fils de l'Hyponéros. Vous vous érigez en ultimes défenseurs de la foi, en parangons de vertu, et vous n'êtes que les premiers fossoyeurs de l'humanité. Barrofill n'est pas pur au sens où vous concevez la pureté et d'ailleurs, si vous avez sacrifié vos organes sexuels, c'est que vous aviez peur de votre propre impureté mais il a le mérite d'exister en tant qu'ego souverain, en tant que centre, en tant que royaume aux frontières consolidées... Qu'est-ce qui est préférable, vicaires ? Vivre dans la frustration et la négation de soi, ou vivre dans le stupre et l'exaltation de soi ? Bienvenue dans le non-univers, frères du vicariat...

Un serviteur avait reconduit Harkot dans le labyrinthe des couloirs du palais épiscopal.

La guerre de succession faisait rage dans les rangs des cinq mille cardinaux de l'Eglise. Elle avait au moins le mérite de les empêcher de se focaliser sur la nomination de Fracist Bogh au poste de secrétaire général, le deuxième par ordre d'importance dans la hiérarchie ecclésiastique. Les féaux de la pourpre avaient pourtant tous les motifs de se montrer mécontents : pour la première fois dans la longue histoire du kreuzianisme, cette prestigieuse fonction avait été confiée à un non-Syracusain, à un paritole, à un homme âgé de moins de trente ans... Fracist avait senti, çà et là, quelques oppositions, avait essuyé quelques attaques, quelques rebuffades, quelques perfidies, mais il n'avait pas été soumis à l'infernale pression qu'avait évoquée Barrofill le Vingt-quatrième lors de leur dernière conversation. Ce manque de réaction tenait sans doute au fait que les cardinaux avaient d'autres chats à fouetter. La nouvelle élection muffiale accaparait toute leur attention, et le poste de secrétaire général n'était pour l'instant qu'un objet de tractations. On considérait la nomination du jeune Marquinatin comme une erreur de plus à créditer au compte de Barrofill le Vingt-quatrième, une erreur que le nouveau muffi s'empresserait de corriger. Les rumeurs les plus folles se répandaient comme des ondes lumineuses dans les couloirs du palais épiscopal de Vénicia : les uns prétendaient avoir aperçu le cadavre du souverain pontife, les autres soutenaient qu'il agonisait dans d'atroces souffrances, d'autres affirmaient qu'il avait encore fauté avec des enfants la seconde nuit dernière, d'autres enfin qu'il avait définitivement perdu la raison et qu'il errait entièrement nu, comme dame Veronit de Motohor, dans les multiples pièces de ses appartements... Il avait suffi de fuites savamment orchestrées par les vicaires et d'une brutale recrudescence d'attentats dirigés contre le souverain pontife pour que s'exacerbe la volonté de chacun d'occuper le trône suprême, d'ores et déjà considéré comme vacant.

D'après les renseignements qu'avait recueillis Fracist Bogh, ils étaient encore une centaine dans la course. Chacun des cent avait ses chauds partisans (chaleur proportionnelle à l'importance des promesses), ses pires détracteurs (hostilité proportionnelle à l'importance des promesses du rival), chacun se targuait de relations privilégiées avec les plus grandes familles syracusaines, chacun vantait ses richesses, son sens politique, et, puisque chacun était un serviteur du Kreuz en ces mondes de l'en-bas, chacun se prévalait de sa piété, de sa dévotion, de sa stricte observance des commandements de l'Eglise. Calomnies et panégyriques se multipliaient sous les chasubles mauves.

Fracist Bogh n'avait pas fait acte de candidature, conformément aux instructions des vicaires.

« Ils seraient capables de vous assassiner ! Nous devons les cueillir par surprise... »

Nombreux étaient les candidats plus ou moins déclarés qui s'étaient engouffrés dans son immense bureau

— quel luxe en regard de ses appartements délabrés d'Anjor ! pour lui soutirer une promesse de vote, mais il s'était désempêtré des encombrants visiteurs en prétextant l'impartialité de ses fonctions et de son ministère. Ils l'avaient fusillé du regard, avaient haussé les épaules d'un air méprisant (les paritoles ne comprenaient décidément rien aux subtilités véniciennes...) et avaient tourné les talons. Les huissiers en livrée et colancor blancs qui veillaient dans l'antichambre les avaient dissuadés, davantage que leur contrôle A.P.D., de claquer violemment la porte.

L'ancien gouverneur d'Ut-Gen disposait désormais de six protecteurs de pensées. Chaque mois du calendrier syracusain, il touchait une prébende de vingt mille unités standard, somme qui, malgré la cherté de la vie vénicienne, suffisait largement à couvrir ses besoins. D'autant qu'il n'était sous l'emprise d'aucun de ces vices au coût exorbitant pédophilie, nécrophilie, microstasie, gourmandise... qui étaient le pain quotidien de ses pairs. Les grands courtisans venaient souvent le solliciter pour de menus détails d'étiquette

— l'attribution d'un siège permanent au grand temple, les grâces préférentielles, les prières nominatives , détails qui recouvraient le plus souvent des menaces voilées ou des renseignements d'importance. Il apprenait peu à peu à décoder le langage courtisan, ou l'art d'insinuer les plus grandes perfidies, les dénonciations, les chantages dans des phrases d'apparence badine.

« Ces gens sont charmants. Votre Eminence... Leur place au temple est, comment dire, peu représentative de leur qualité... La vieillesse du père, le sieur de Fondell, a été marquée du sceau de la piété et de la générosité... » (Traduction : Ces gens-là n'ont rien à faire dans les travées d'honneur du temple, car le sieur de Fondell, cet impie, ne s'est acquitté que très tardivement du denier du culte.)

A ce petit jeu-là, les femmes se montraient plus subtiles, plus redoutables que les hommes. Depuis que dame Sibrit, la première dame de l'Ang'empire, avait mystérieusement disparu, les courtisanes prenaient d'assaut le palais épiscopal. Elles employaient tous les moyens, jouaient de leurs charmes pour obtenir une entrevue particulière avec le muffi et plaider leur cause : chacune était la mieux placée, la mieux née, la mieux faite, la mieux fertile, la mieux pieuse, la mieux amante, pour faire oublier à l'empereur la gourgandine provinciale, la Catin qui avait eu l'audace de lui refuser un héritier. L'énorme scandale qui avait résulté de l'apparition de dame Veronit de Motohor nue et tremblante de honte dans les couloirs du palais impérial avait fini de discréditer dame Sibrit (ainsi d'ailleurs que dame Veronit, qui avait prétendu, l'imprudente, que sa poitrine et ses fesses d'airain étaient dignes des sculptures de l'Age classican...). Comme le muffi refusait catégoriquement de recevoir les prétendantes, c'est le secrétaire général qui essuyait leurs minauderies, leurs simagrées, leurs battements de cils, leurs jeux de lèvres et de mains, parfois même leurs inavouables propositions... Les plus acharnées restaient les douairières, les gardiennes de l'étiquette : elles œuvraient depuis des mois pour l'annulation du mariage, et maintenant que la brèche était ouverte, elles s'y engouffraient comme des punaises carnivores et surexcitées.

L'important dispositif de recherches qui avait été mis en place pour remettre le grappin sur Sibrit de Ma-Jahi n'avait donné aucun résultat concret : l'impératrice était demeurée introuvable.

Au bout d'un mois, les huissiers avaient introduit deux maîtres du protocole dans le bureau du cardinal Bogh. Ces derniers lui avaient annoncé que Menati Imperator souhaitait traduire par contumace dame Sibrit, son épouse disparue, devant un tribunal sacré.

« Pour quel motif ?

— Faits de sorcellerie. »

L'organisation de ce procès avait incombé au secrétaire général. Il lui avait fallu d'abord trouver une date qui contentât tout le monde, tâche qui s'était révélée particulièrement ardue compte tenu de la position sociale de tous les intervenants et témoins spontanés (plus de trois cents grands courtisans...). Puis il avait dû nommer les dix cardinaux du jury au cours d'un conclave spécial. Ne sachant trop comment s'en tirer, il avait tout simplement désigné les dix plus anciens. Au dire des exarques et des vicaires, il s'en était très bien tiré : sa décision n'avait mécontenté qu'une centaine de jeunes prélats, pour qui l'aspect exceptionnel du procès de l'impératrice de l'univers représentait une belle opportunité de s'attirer les grâces des grandes familles.

Fracist Bogh s'était souvenu de sa conversation avec Harkot et l'avait prié de choisir lui-même les trois inquisiteurs spéciaux. Il avait enfin rencontré Menati Imperator pour lui soumettre la première ébauche de son projet, et l'empereur avait approuvé le tout d'un mouvement de menton. Le secrétaire général avait ainsi fait d'une pierre trois coups : il avait satisfait le maître temporel de l'univers, le sénéchal, et n'avait pas trop froissé la susceptibilité de ses pairs. Le procès, solennel conformément aux vœux de Menati Imperator, débuterait dans quelques semaines, le 6 de cembrius, l'avant-dernier mois de l'année syracusaine. Il commencerait en l'an 16 et s'achèverait probablement en l'an 17. L'issue n'en faisait aucun doute, étant donné le nombre de témoins à charge. La seule personne qui se fût portée volontaire pour assurer la défense de l'accusée était dame Alakaït de Phlel, l'ancienne dame de compagnie de dame Sibrit. Admirable d'abnégation, de dévotion, ce petit bout de femme, aussi laide que sa maîtresse avait été belle, risquait tout simplement d'être accusée de complicité et condamnée au supplice de la croix-de-feu à combustion lente. Comme on ne tenait pas la fautive, on risquait fort de se venger sur la comparse, et Fracist Bogh ressentait de la compassion pour dame de Phlel.

Le Tout-Vénicia était en ébullition. Les couloirs et les rues bruissaient d'une activité fébrile, bourdonnante. Syracusa, le centre de l'univers, la planète des arts et du goût, se préparait à accueillir un nouveau souverain pontife et une nouvelle impératrice...

Cette nuit...

Cette nuit, justement, le cardinal Bogh se rendait chez Barrofill le Vingt-quatrième pour mettre à jour son agenda et éplucher la liste de tous les importuns qui avaient sollicité un entretien particulier avec le souverain pontife. Comme il n'avait reçu aucune consigne particulière des vicaires, il n'envisageait pas de renoncer à cette visite de routine.

Cette nuit...

Debout devant la baie vitrée qui donnait sur Romantigua, le cœur historique de la capitale vénicienne, le secrétaire général contemplait le second crépuscule. Soleil Saphyr se couchait à l'horizon, parant la voûte céleste de somptueuses teintes mauves, indigo, turquoise. Les larges avenues comme les étroites ruelles de l'agglomération étaient des fleuves de lumière bleue. Les Véniciens goûtaient la fraîcheur caressante du vent coriolis, se répandaient sur les trottoirs, se rassemblaient sur les places, autour des fontaines d'optalium, dans tous les endroits où se donnaient des spectacles de mime tridimensionnel, de jonglage déremat, d'illusion holographique. Les galiotes enluminées glissaient silencieusement sur l'eau paisible et lapis-lazuli du fleuve Tiber Augustus. Il y avait autant de différence entre Vénicia et Anjor, la capitale d'Ut-Gen, qu'entre un impur habillé de soie précieuse et un pur vêtu de hardes crasseuses. Les Utigéniens étaient des gens frustes, simples et francs, les Syracusains se révélaient aussi tortueux et calculateurs que leur plumage était chatoyant. Fracist Bogh ressentait de temps à autre de virulentes pointes de nostalgie de la planète Ut-Gen et de son ciel éternellement maussade. Là-bas, il avait exercé un sacerdoce, ici, il faisait comme tout le monde : il négociait, il complotait, il intriguait.

Des coups ébranlèrent le silence. Il s'approcha de son bureau de bois de raïental et, du pied, pressa le mécanisme d'ouverture de la porte codée, encastré dans le carrelage de marbre gris.

Un novice en colancor et surplis blancs s'introduisit dans la pièce et s'inclina.

« Le muffi vous attend. Votre Eminence...

— Déjà ? Nous ne devions nous rencontrer que dans deux heures...

— Un changement de programme, Votre Eminence.

— Qu'est-ce qui me prouve votre bonne foi ? »

L'ancien gouverneur d'Ut-Gen avait déjà appris la méfiance, il était déjà gangrené par l'ambiance paranoïaque qui régnait sur le palais épiscopal. Cette constatation abandonna une écume d'amertume dans sa gorge.

« Pax kreuziana... », dit le novice.

Fracist Bogh hocha la tête. Ces deux mots étaient un code entre le souverain pontife et le secrétaire général.

« Je viens. Le temps de prendre mon mémodisque... »

Installé dans une profonde banquette à suspension d'air, Barrofill le Vingt-quatrième l'attendait dans une pièce sobrement meublée de ses appartements. Comme chaque fois qu'il pénétrait dans la tour des muffis, le cardinal Bogh avait dû laisser ses six protecteurs de pensées dans le vestibule et subir un nombre incalculable de fouilles corporelles humiliantes, sans compter les détours pour passer sous les détecteurs infra ou devant les objectifs des caméras-bulles reliées aux écrans des morphopsychologues.

Le muffi ne s'était pas apprêté, et sa peau usée, ridée, parcheminée, contrastait fortement avec le blanc lisse du cache-tête de son colancor, orné d'un liséré d'optalium rose. Sa chasuble, également blanche, s'ornait de motifs spiraux changeants. A l'annulaire de sa main droite brillait l'anneau pontifical, l'énorme corindon julien à plus de deux cents facettes que les pasteurs infaillibles s'étaient transmis de génération en génération depuis plus de cinquante siècles. Ses petits yeux noirs et renfoncés, soulignés de cernes brun foncé, se posèrent sur le secrétaire général.

« Bonsoir, cardinal Bogh, murmura-t-il d'une voix lasse. Veuillez vous asseoir... »

Il tapota de la main le dossier de la banquette. Fracist Bogh déposa un baiser furtif sur le corindon de l'anneau et prit place aux côtés du muffi.

« Bonsoir, Votre Sainteté. »

Barrofill le Vingt-quatrième s'éclaircit la gorge. Sa pomme d'Adam, aussi saillante qu'une lame de couteau, oscilla sous la peau de son cou, barrée de profondes stries verticales. Le cardinal perçut le subtil grésillement des filtreurs d'air encastrés dans les moulures des linteaux des portes. Les vicaires ne gazeraient pas l'endroit aussi facilement qu'il avait lui-même gazé le Terrarium Nord d'Anjor. Il arrivait parfois à l'ancien gouverneur d'Ut-Gen de regretter l'extermination massive des quarantains. N'étaient-ils pas, bêtazoomorphes ou non, des créatures du Kreuz ? N'avaient-ils pas reçu une âme comme les humains sains ? Les mères contaminées n'aimaient-elles pas leurs enfants comme n'importe quelle mère humaine ?

« Vous vous demandez probablement pourquoi nous avons avancé l'heure de notre entretien, reprit le muffi.

— Je suis intrigué, je vous l'avoue... »

Barrofill libéra un petit rire enroué. Ses mains osseuses retombèrent de chaque côté de son corps.

« Cher cardinal Bogh, comme vous voilà empêtré dans votre contrôle mental ! Un Syracusain aurait répondu une banalité du genre : Il n'y a pas d'heure pour vous servir... Ou encore : Vous pouvez compter sur ma dévotion à toute heure du jour et de la nuit... Les Syracusains ont élevé l'hypocrisie au rang d'un art. Ils se sont empressés de la renommer contrôle auto-psykè-défense, concept qui revêt tout de même un aspect plus présentable, plus noble, que le mot hypocrisie. Où en êtes-vous du procès de dame Sibrit ?

— Tout est prêt. Votre Sainteté. Il débutera comme prévu le 6 de cembrius.

— Et elle sera condamnée comme prévu... »

Fracist Bogh fixa son auguste interlocuteur avec une ardeur indigne du contrôle des émotions.

« Osé-je comprendre que nous n'approuvez pas ce procès, Votre Sainteté ?

— Osez, cardinal Bogh... Dame Sibrit de Ma-Jahi était est encore peut-être la personne la plus clairvoyante de Vénicia. Le procès qu'on lui a intenté n'est qu'un prétexte pour l'éliminer et tramer son souvenir dans la boue. Cependant, et nous vous en félicitons, vous vous êtes sorti de ce buisson d'épines que représente la mise en place du tribunal d'exception avec les honneurs. Vous avez réussi ce tour de force de n'égratigner personne.

— Pourquoi n'êtes-vous pas intervenu publiquement si vous désapprouvez ce procès en sorcellerie ?

— Parce que notre intime conviction nous a poussé à voir au-delà de l'événement proprement dit, à progresser avec une extrême prudence... »

Le muffi se leva et, de son allure dandinante, se dirigea vers la baie blindée qui donnait sur le patio extérieur.

« Je ne suis qu'un vieillard fatigué, un cadavre en sursis... Dame Sibrit était un symbole, et il aurait fallu un homme dans la force de l'âge pour s'élever contre ce procès... Un homme comme vous...

— Veuillez pardonner mon ignorance, Votre Sainteté, mais je ne comprends pas de quelle symbolique vous voulez parler... Si j'en juge par les rumeurs qui circulaient au sujet de l'impératrice, elle était surtout un symbole de vice et de cruauté !

— Elle était elle est peut-être encore comme tout un chacun. Ni pire ni meilleure. Vicieuse et cruelle, certes, mais pas davantage que vous et nous. Pas davantage que l'empereur. Elle a eu de nombreux amants, en a probablement assassiné quelques-uns, mais Menati Imperator a de nombreuses maîtresses et s'est hissé sur le trône impérial en faisant assassiner son propre frère, le seigneur Ranti, et ses deux neveux, Jonati et Bernelphi. Nous sommes d'autant mieux placé pour vous l'affirmer, monsieur le secrétaire général, que nous étions nous-mêmes à l'origine de ce complot. Dans ce palais comme dans le palais impérial, il n'est pas de pouvoir sans taches de sang sur les mains, il nous semble vous l'avoir déjà dit... »

Fracist Bogh rejoignit le souverain pontife devant la baie vitrée. Il dominait d'une bonne tête l'auguste vieillard, qui semblait se tasser, se voûter, se rétrécir au fur et à mesure que s'égrenaient les jours. Abusait-il des solutions microstasiques ? La consommation régulière de cette drogue chimique, interdite depuis plus de trente ans sur le sol de Syracusa et de ses satellites, largement répandue chez les cardinaux, exarques et grands courtisans, expliquait peut-être son exceptionnelle longévité, la vivacité préservée de son esprit malgré les signes extérieurs de sénescence.

«Je ne crois pas avoir de sang sur les mains... », avança le secrétaire général.

Le muffi leva ses yeux ironiques sur son subordonné.

« C'est faire bien peu de cas des hérétiques que vous avez expédiés sur les croix-de-feu... Peu de cas des millions de quarantains d'Ut-Gen dont vous avez ordonné le gazage...

— Ces gens-là étaient les ennemis de la Foi ! protesta Fracist Bogh avec virulence. C'était mon devoir d'homme d'Eglise de les combattre !

— Le sang d'un hérétique ou d'un croyant reste le sang d'un être humain, quelle que soit la justification que l'on apporte à son élimination...

— Vous semez le trouble dans mon esprit, Votre Sainteté... Les écoles de propagande sacrée n'éduquent-elles pas les hauts dignitaires kreuziens dans l'idée obsessionnelle de châtier impitoyablement les infidèles, les païens, les adversaires de la Foi ? Ces écoles ne relèvent-elles pas de votre responsabilité, vous qui êtes le chef suprême de l'Eglise ? »

Les yeux de Barrofill le Vingt-quatrième devinrent des puits incandescents. Il posa la main sur l'avant-bras du cardinal, qui eut la désagréable impression d'être happé par un envoyé de la mort.

« Vous mesurerez vite, nous voulons l'espérer, toute la largeur du fossé qui sépare la hiérarchie de la base. Vous comprendrez que les lois qui s'appliquent au troupeau ne s'appliquent pas au berger. Vous vous débattrez dans d'insolubles problèmes de conscience, dans les contradictions qui sont le lot des gouvernants, spirituels ou temporels. Au cours des siècles, l'Eglise s'est métamorphosée en un monstre affamé, de plus en plus difficile à contrôler. C'est la principale raison de son exceptionnelle croissance : ses besoins de nourriture vont grandissant, et nous lui jetons des âmes en pâture, les milliers d'âmes des prélats et des vicaires, les millions d'âmes des missionnaires, les milliards d'âmes des fidèles. Nous avons engendré une bête féroce qui, pour survivre, dévore les membres de son immense corps, et chaque jour que nous donne Kreuz en sa bonté, nous offrons de nouvelles âmes à son insatiable appétit. Le Verbe du Kreuz était un verbe simple, un hymne à la liberté humaine, l'Eglise du Kreuz est un ensemble complexe, une aveugle machine à broyer les individus. Voici ce que nous sommes devenus, cardinal Bogh : des robots, des clones... »

Le muffi s'abîma dans la contemplation du second crépuscule, dont les bleus chatoyants se diluaient dans une encre indigo. Le croissant mordoré du premier des cinq satellites nocturnes de Syracusa coiffait la troisième tour du palais épiscopal.

« Si vous me le permettez, j'ai deux questions, ou plutôt trois, à vous poser », dit Fracist Bogh.

Barrofill le Vingt-quatrième l'encouragea à poursuivre d'un signe de tête.

« Pourquoi ne vous êtes-vous pas exprimé plus tôt à ce sujet ? Pourquoi m'en parlez-vous à moi ? Et enfin, quel rapport ce discours a-t-il avec dame Sibrit ? »

Les lèvres rainurées du muffi esquissèrent une moue, un sourire peut-être...

« Un Syracusain maître de l'auto-psykè-défense aurait dit : Votre Sainteté, votre analyse de la situation, tout à fait remarquable, rejoint mes propres préoccupations dans ce domaine... Ce qui ne veut strictement rien dire mais laisse planer un a priori favorable sur l'intelligence du flagorneur... Evoquons d'abord le cas de dame Sibrit : elle seule a été capable de percer, en partie seulement, le mystère des Scaythes d'Hyponéros nous parlons ici du connétable Pamynx et de son successeur, le sénéchal Harkot. L'impératrice a eu la sagesse de venir s'en entretenir avec nous. Elle jouit d'une faculté que d'aucuns jugent démoniaque et que nous préférons croire providentielle : ses rêves sont prémonitoires, elle capture des scènes fragmentées de l'avenir durant ses périodes de sommeil. Nous avions jusqu'alors accordé notre entière confiance aux Scaythes d'Hyponéros et nous restions persuadé qu'ils agissaient pour le bien des humanités. Dame Sibrit nous a dessillé les yeux, et nous avons appris qu'elle avait effectué une démarche similaire auprès de son impérial époux, mais que ce dernier n'a pas souhaité l'entendre... Elle est en cela le symbole de la liberté humaine, et c'est ce symbole que le sénéchal Harkot et les siens s'acharnent à briser... Ils se fichent comme de leur première acaba qu'elle ait répandu le sang des quelques hommes qu'elle a attirés dans ses quartiers !

— Et quelles seraient, selon les rêves de dame Sibrit, les intentions réelles du sénéchal ?

— Ah, cardinal Bogh, c'est un véritable plaisir que de discuter avec vous... »

Le secrétaire général crut un instant que le muffi. secoué par une quinte de toux un rire ? , allait se disloquer, s'effondrer sur le plancher de bois précieux.

« Nous ignorons les intentions précises du Scaythe Harkot, reprit le souverain pontife. Nous devinons seulement qu'il est l'agent en chef de l'anéantissement de l'humanité. Ce sera à vous, si vous en avez la force, de soulever tout le voile...

— Pourquoi moi, Votre Sainteté ? bredouilla le cardinal.

— Votre contrôle mental, monsieur le secrétaire ! Vous êtes décidément un piètre comédien ! Ne faites pas l'innocent, vous ne réussissez qu'à souligner votre air coupable... Pendant que les candidats déclarés à notre succession se déchirent, le haut vicariat avance tranquillement son pion : votre jeune et modeste personne ! »

D'un geste péremptoire du bras, Barrofill le Vingt-quatrième intima au secrétaire général, qui avait entrouvert la bouche pour protester, l'ordre de se taire.

« Laissez-nous finir, cardinal Bogh ! Notre temps est compté. Les vicaires n'auraient pas eu les moyens de vous pousser sur le trône pontifical si nous ne leur avions pas suggéré votre candidature. Nous sommes au courant depuis le début de tout ce qui se trame dans les sous-sols du palais épiscopal, dans le Caveau des Châtrés plus précisément, et nous avons discrètement encouragé cette initiative... »

Un rictus barrait le visage chafouin du muffi. Un étau aux aux mâchoires puissantes comprima la poitrine du cardinal, qui puisa dans ses réserves de volonté pour ne pas défaillir.

« Pourquoi vous, me demandiez-vous ? continua Barrofill le Vingt-quatrième. Nous connaissons et apprécions votre caractère, monsieur le fils d'une lingère de la Ronde Maison aux neuf tours de Duptinat.

Nous sommes convaincu que vous êtes l'homme de la situation, la porte entrebâillée par laquelle soufflera le vent du renouveau de l'Eglise. De par vos origines modestes et votre fougue, vous êtes celui qui peut restituer le Verbe du Kreuz à sa simplicité originelle. Vous êtes une lame tranchante et vous aurez de nombreuses têtes à couper. La première que vous ferez rouler sera celle du sénéchal Harkot, la deuxième celle de Menati Imperator, les suivantes celles des hauts vicaires, des cardinaux et des grands courtisans... Telle est, en substance, la teneur de notre testament.

— Votre testament ? Est-ce à dire que... que vous envisagez de nous quitter ?

— Monsieur le secrétaire général ! Tout à l'heure, dans le Caveau des Châtrés, ne vous a-t-on pas soufflé ces deux terribles mots : Cette nuit ?... »

Une griffe d'effroi laboura les entrailles de Fracist Bogh. Il prenait tout à coup conscience qu'il n'avait été qu'une marionnette dans les mains osseuses du muffi.

« Vous apprendrez vous aussi à vous servir de vos ennemis, murmura Barrofill le Vingt-quatrième. Parfaitement canalisés, ils deviendront les plus sûrs de vos alliés... Pour compléter les réponses à vos deux autres questions, nous ne nous sommes pas exprimé plus tôt au sujet de l'Eglise parce que nous voulions mener notre dernière tâche à bien, qui était celle de vous guider jusqu'à la fonction suprême. Nous avons consacré l'essentiel de notre énergie à aiguiller nos ennemis sur de fausses pistes. Il aurait probablement été fatal pour vous que nos ennemis deviennent prématurément les vôtres. Jusqu'au bout, nous avons agi dans la perspective de préserver l'effet de surprise, de prendre nos prédateurs de court... Nous sommes conscient d'avoir été un berger médiocre, empêtré dans les bas instincts qui gouvernent le troupeau. Avant de partir vers les mondes infernaux nous ne croyons certes pas à l'enfer mais, par paresse, nous employons les formules pratiques que nous servons aux esprits simples , nous avons tenu à accomplir notre dernière œuvre, celle de nous choisir un digne successeur. Et si nous nous confions à vous ce soir, c'est que le moment est venu de vous révéler l'envergure de votre rôle... Ne nous sommes-nous pas trompé ? Aurez-vous les épaules assez solides, cardinal Bogh, pour porter cet immense fardeau ? L'enjeu est de taille : la pérennité de la race humaine. Au même titre que dame Sibrit, au même titre que les guerriers du silence dont vous avez certainement entendu...

— Les guerriers du silence ? l'interrompit Fracist Bogh. Ce ne sont que de simples légendes !

— N'oubliez jamais la dichotomie entre le troupeau et le berger. Le troupeau transforme en légende ce qu'il ne comprend pas, le berger cherche à comprendre et, ensuite mais ensuite seulement, il transforme la réalité en légende s'il le juge nécessaire pour le bien de son troupeau. Nous avons toujours considéré l'existence des guerriers du silence comme une réalité, et les rêves de dame Sibrit nous ont conforté dans cette certitude. Ils œuvrent dans l'ombre contre l'Hyponéros, ils possèdent ces pouvoirs providentiels que leur prêtent les légendes... Cette Naïa Phykit n'est autre qu'Aphykit Alexu, la fille de Sri Alexu, un maître de la science inddique assassiné par les bons soins du connétable Pamynx. Ce Sri Lumpa n'est autre que Tixu Oty d'Orange, un petit employé de la C.I.L.T. qui a échappé par miracle à l'inspobot de la Compagnie lancé à ses trousses... Au même titre que les guerriers du silence, disais-je, et bien que sur un autre plan, vous êtes l'ultime espoir des humanités... »

Visiblement fatigué, le muffi retourna s'asseoir sur la banquette. La nuit se déployait maintenant sur Vénicia, estompait les reliefs. Les bulles qui flottaient sous les moulures du plafond s'emplirent lentement de lumière blanche.

« Vous estimez-vous capable de résister à l'effacement, monsieur le secrétaire général ? »

La question déconcerta Fracist Bogh, pétrifié devant la baie. Il n'avait jamais envisagé d'être la cible des effaceurs, sacrés ou profanes.

« Je n'en ai aucune idée, Votre Sainteté...

— Votre franchise vous honore, cardinal Bogh... Nous affirmons que vous êtes un effacé ! Sans que vous le soupçonniez, on vous a implanté un programme mental spécifique dans le cerveau ! »

Fracist Bogh se retourna avec vivacité et darda un regard à la fois incrédule et vipérin sur le vieillard aux allures de gargouille recroquevillé sur la banquette.

« Comment osez-vous affirmer semblable stupidité, Votre Sainteté ? lâcha-t-il d'une voix sourde, oubliant qu'il s'adressait au Pasteur Infaillible, au chef suprême de l'Eglise du Kreuz, à l'un des individus les plus redoutés après le sénéchal, mais avant Menati Imperator de l'Ang'empire.

— Nous vous avons déjà expliqué que rien de ce qui se trame dans ce palais ne nous est étranger, répliqua calmement le muffi. On vous a implanté un programme mental d'assassinat ! Vous êtes ici pour me tuer, cardinal Bogh ! Il n'est pas de pouvoir sans taches de sang sur les doigts...

— Absurde ! Vous avez certainement été induit en erreur ! glapit le secrétaire général, hors de lui.

— Votre contrôle, cardinal Bogh ! Ce programme ne se déclenchera que dans... » Il consulta du regard la pendule holographique enchâssée dans une cloison. « Hum, le temps passe si vite... Dans quinze minutes... Et vous ne vous rendrez compte de rien, ni avant, ni pendant, ni après ! Vos amis les vicaires se sont montrés habiles pour une fois : non seulement ils vous chargent de la sale besogne, mais ils exploiteront ce meurtre à leur avantage. Ils exerceront sur vous un chantage permanent. Ils ont d'ores et déjà accumulé les preuves qui établissent votre culpabilité. Ils pensent ainsi prendre le contrôle total de l'appareil de l'Eglise... Je me laisserai tuer sans résistance, monsieur mon assassin. Il est plus que temps pour moi de me présenter devant mes juges célestes. Mes gardes, mes morphopsychologues et mes serviteurs proches sont prévenus de l'imminence de ma mort. Ils ont reçu l'ordre formel de se mettre sans réserve à votre service lorsque vous serez élu muffi... Que diriez-vous de Barrofill le Vingt-cinquième comme patronyme pontifical ? »

Les yeux de Fracist Bogh s'embuèrent. Il ne parvint pas à déterminer s'il pleurait sur le vieillard pathétique qui lui faisait face ou sur lui-même.

« Ce sont toutes ces raisons qui m'ont amené à avancer l'heure de notre rencontre. Je voulais avoir le temps de vous divulguer mon testament de vive voix. L'écrit ou l'holo abandonnent des traces, les paroles s'envolent... Ah oui, on vous a également greffé un programme d'oubli total, ce qui signifie que vous ne vous souviendrez ni de cet entretien ni du fait que vous m'avez retiré la vie. Il ne s'agissait pas qu'un inquisiteur ou quelque manipulateur mental à la solde de vos ennemis apprenne que le muffi Barrofill le, Vingt-cinquième a étranglé son prédécesseur pour s'asseoir sur le trône pontifical. Cette information reste l'apanage des vicaires, et ils sauront vous la rappeler si vous ne leur donnez pas satisfaction. Dans un sens, tout cela nous arrange : les inquisiteurs ne devineront rien de notre conversation et vous aurez les coudées franches...

— Mais alors, à quoi aura servi cette rencontre ? »

Le muffi extirpa une plaque ronde, lisse et noire, d'un diamètre de cinq centimètres, de la poche intérieure de sa chasuble.

« Déshabillez-vous, cardinal Bogh !

— Qu'est-ce qui vous prend, Votre...

— Taisez-vous et obéissez ! Il ne nous reste plus que sept minutes ! Votre corps ne m'intéresse pas : comme vous le savez, je n'étais attiré que par les enfants, et de cela, je répondrai devant le Kreuz... Vous n'êtes pas obligé de retirer votre colancor dans son entier : il me suffira que vous me présentiez le torse nu. Je vous expliquerai ensuite le fonctionnement de cet appareil... »

Subjugué par la voix puissante de son interlocuteur, Fracist Bogh s'exécuta. Après que sa chasuble mauve eut glissé sur le parquet, il dégrafa les attaches latérales de son colancor pourpre. Il dégagea d'abord la tête, le cou, les bras, les épaules, et se dénuda jusqu'à la taille. Des souffles d'air lui léchèrent la peau et lui couvrirent le dos de frissons.

Le muffi lui fit signe d'approcher puis, d'un geste précis, lui apposa la petite plaque ronde sous le sternum. Une douleur fulgurante transperça la poitrine et le ventre du cardinal, qui poussa un hurlement et fit un bond en arrière. La plaque lui incendiait la peau. Il avait l'impression qu'une plaie béante, purulente, s'était ouverte du bas de son cou jusqu'à son pubis.

« La douleur va bientôt s'estomper, murmura Barrofill le Vingt-quatrième. C'est une plaque électromagnétique munie d'une autogreffe cutanée. Elle présente deux avantages : d'une part, aucun système de détection, pas même les instruments d'investigation des médecins de la C.S.S. attachés au palais épiscopal, n'est capable de déceler sa présence. Elle fait désormais partie intégrante de votre corps, au même titre qu'un organe. D'autre part, elle émettra à intervalles réguliers des suggestions subliminales qui vous inciteront à renouer avec vos souvenirs, qui vous aiguilleront sur les pistes que vous aurez besoin d'explorer... Comment vous sentez-vous ? »

Fracist Bogh jeta un coup d'œil sur son abdomen et vit que la plaque s'était enfoncée dans son épiderme sans laisser la moindre trace, la moindre cicatrice. Sa peau présentait son aspect habituel lisse et soyeux. Seul le léger frémissement qui parcourait son plexus solaire trahissait la présence d'un corps étranger dans son organisme.

« Je ne ressens plus aucune douleur, Votre Sainteté.

— Je dois parler vite car il ne nous reste que quatre minutes... Cette plaque vous conduira, entre autres, vers une bibliothèque secrète du palais dont elle vous donnera le code d'accès. Vous y trouverez un petit livre-film où le Kreuz expose une méthode efficace pour protéger l'esprit humain des ondes mentales étrangères. Le Kreuz était un maître de la science inddique, lui aussi. Cette précision vous éclaire sur les raisons qui ont poussé le sénéchal Harkot à se débarrasser de moi. Il s'est servi des vicaires, comme moi, mais j'avais l'avantage sur lui d'avancer en terrain connu... Eh bien, mon très cher fils, te voilà prêt à coiffer la tiare muffiale, à passer au doigt le corindon julien, le sceau, l'objet de toutes les convoitises... Dernière précision : l'éminent spécialiste qui a fabriqué cette plaque autogreffe, une petite merveille de technique et d'intelligence, a malencontreusement trouvé la mort lors d'un accident de personnair. J'ai tellement de sang sur les mains... Un peu plus un peu moins, qu'est-ce que cela changera à la sentence ? Tu es dorénavant la seule personne dans l'univers à connaître l'existence de cet appareil. Il reconstituera peu à peu, je l'espère de tout mon cœur, l'intégrité de ton esprit. Il te suggérera des actions qui te paraîtront parfois farfelues, incongrues : il te conseillera, par exemple, de rédiger des mémoires mentales conformes à ce qu'attendent le sénéchal et les vicaires de la part d'un souverain pontife. Il t'entraînera dans des combats obscurs, dans des affres de violence et de sang...

— Et si, au dernier moment, le haut vicariat renonçait à soutenir ma candidature ? argumenta Fracist Bogh en se rhabillant. Si l'un de mes concurrents parvenait à le convaincre de trafiquer en sa faveur le mémodisque du dépouillement du scrutin ?

— N'aie aucune crainte à ce sujet, mon cher Fracist ! Les châtrés n'ont plus de couilles, mais ils ont de la suite dans les idées... Il ne nous reste que quelques secondes... Adieu et fasse le Kreuz que tu réussisses là où j'ai échoué... Ne fléchis pas au moment de me donner le dernier baiser : jamais victime n'aura été aussi consentante, aussi heureuse de mourir de la main de son assassin... Une mort réussie rattrape peut-être les errances d'une vie gâchée... »

Le muffi ferma les yeux et renversa la tête en arrière, comme pour s'offrir à son bourreau. Interdit, Fracist Bogh pressa machinalement les deux cliquets de la broche qui maintenait sa chasuble fermée. Les bulles flottantes inondaient la pièce de lumière blanche. Il se demanda s'il n'avait pas rêvé toute cette histoire, s'il n'allait pas se réveiller en sursaut dans ses appartements du palais épiscopal.

Le programme spécifique se déclencha au moment prévu. Des ordres concis affluèrent dans l'esprit de Fracist Bogh. Tendu vers l'efficacité, il se transforma tout à coup en une implacable machine à tuer.

Il se pencha sur le vieillard inconnu et vêtu de blanc que la voix intérieure lui commandait d'éliminer. Du pouce et de l'index, il lui comprima la carotide. Il sentit nettement, sur la pulpe de ses doigts, la palpitation de la veine jugulaire, l'écrasement de la chair, le resserrement de la carotide, dont les bords se rejoignirent et empêchèrent le passage de l'oxygène.

Le vieillard ne se défendit pas, comme s'il s'était préparé à sa mort, mais des spasmes violents secouèrent son tronc décharné, ses bras et ses jambes battirent l'air avec frénésie. La vie semblait s'être enracinée avec une telle force dans ce corps usé qu'elle faisait les pires difficultés pour le quitter. Un sinistre gargouillis s'échappait de sa bouche entrouverte.

Il serra encore, jusqu'à ce que le vieillard s'affaisse comme une chiffe molle sur la banquette, puis s'effondre sur le parquet, entraîné par son propre poids. Après avoir vérifié que le cœur de sa victime s'était bien arrêté, il relâcha son étreinte. Ses doigts puissants, des serres de rapace, abandonnèrent des marques bleues sur le cou de sa victime. Il souleva le cadavre et le réinstalla sur la banquette. Il lui referma délicatement les paupières, occultant les petits yeux tendus d'un horrible voile vitreux. Puis il se dirigea d'un pas tranquille vers la porte.

Au cœur de la seconde nuit, une effervescence inhabituelle agita les couloirs du palais épiscopal de Vénicia. Un huissier entra sans frapper dans la chambre du secrétaire général et lui annonça, d'une voix brisée par les sanglots, la mort du muffi Barrofill le Vingt-quatrième.

Cette nouvelle ne surprit pas vraiment Fracist Bogh. Les vicaires ne lui avaient-ils pas confié, à l'issue de leur dernière entrevue secrète, que le tyran de l'Eglise mourrait au cours de la nuit ? Il avait eu tort de douter de leur efficacité : ils avaient trouvé le moyen de concrétiser leur projet.

« C'est un grand malheur, dit-il au novice. Je m'habille et je vous rejoins dans le patio de la tour des muffis... »

Il se leva et passa une chasuble sur son colancor de nuit. Il prit tout à coup conscience que le dernier souvenir qui lui restait de la veille, c'était lorsqu'il était sorti du Caveau des Châtrés, escorté par un vicaire et ses six protecteurs de pensées. Il y avait ensuite un grand trou noir dans son emploi du temps. Il haussa les épaules : ses nouvelles fonctions lui accaparaient le corps et l'esprit à un point tel qu'il était surmené, qu'il avait été probablement victime d'un malaise passager, qu'il s'était couché sans même s'en rendre compte.

Suivi de ses protecteurs, il se rendit dans le patio de la tour des muffis, où se pressaient déjà la plupart des occupants du palais épiscopal.

« Votre Eminence ! Monsieur le secrétaire général ! Le muffi est mort ! » crièrent des novices surexcités.

De nombreux cardinaux se trouvaient là, et sous le paravent de leur contrôle mental se devinait la férocité des guerres de succession, entamées bien avant l'annonce officielle du décès de Barrofill le Vingt-quatrième. Les faisceaux de projecteurs mobiles éclaboussaient les massifs fleuris et la margelle de la fontaine, dont on avait, par respect pour le muffi défunt, coupé l'alimentation d'eau.

Quelqu'un poussa le secrétaire général du coude. Fracist Bogh se retourna. Un large sourire illuminait le visage bistre du vicaire Jaweo Mutewa, son ancien secrétaire particulier de la planète Ut-Gen.

« Votre Eminence, c'est pour moi un grand plaisir et un grand honneur que de vous rencontrer ! déclara le frère Jaweo en s'inclinant respectueusement.

— Un plaisir partagé, frère Jaweo, répondit le cardinal Bogh. Mais nous sommes réunis en de bien pénibles circonstances... »

Il ressentit alors une insupportable démangeaison au niveau du plexus solaire. Il eut l'impression qu'un insecte, ou un quelconque parasite, s'était faufilé sous sa peau et se gorgeait de sa chair. Plus étonnant, plus inquiétant également pour sa santé mentale, il lui sembla que ce parasite lui chuchotait d'imperceptibles mots. Il se dit qu'il avait un besoin urgent de repos.

Le chant sacré des morts, repris en chœur par les novices, s'éleva dans la seconde nuit syracusaine.

CHAPITRE XXI

Nous allons maintenant aborder le chapitre des xaxas, les migrateurs célestes dont certains transportèrent plusieurs disciples du mahdi Shari des Hymlyas sur Terra Mater. Un peu de silence, je vous prie, vous aurez tout le loisir de contester cette version des faits lorsque j'en aurai terminé avec mon exposé... Certes, me direz-vous, l'existence de ces animaux de légende n'a jamais été prouvée. Et cela d'autant moins que le peuple élu de Jer Salem, qui avait basé toute sa liturgie sur le passage des xaxas, a été exterminé dans les circonstances tragiques que vous savez. J'ai retrouvé une Nouvelle Bible de Jer Salem et j'ai étudié les nombreux versets du Livre des Xaxas, grâce auxquels j'ai pu tirer certaines conclusions, sinon scientifiques, du moins significatives. Il existe par exemple des corrélations troublantes entre la description des migrateurs célestes dans la Bible de Jer Salem et les dessins exhumés dans des grottes souterraines des planètes sur lesquelles ils auraient je dis bien ils auraient fait étape. Je dispose également du témoignage holo d'un ancien chasseur de Franzia qui prétend que des scientifiques avaient monté des expéditions de chasse pour capturer et disséquer des spécimens de cette espèce animale venue d'un très lointain espace... S'il vous plaît, laissez-moi terminer ! Si vous huez chaque fois que j'ouvre la bouche, nous y serons encore dans plus d'une semaine, et je vous rappelle que le congrès se termine dans deux jours. D'autres témoignages m'amènent à penser que les xaxas se sont posés sur le satellite de Franzia à la fin de l'an 16. S'y trouvaient les futurs disciples du mahdi Shari des Hymlyas, dont certains étaient, dois-je vous rafraîchir la mémoire, jersalémines. A ceux qui m'objecteraient qu'aucun étranger, aucun gock, n'était admis sur le sol de Jer Salem, je leur répondrai qu'aucun esprit irrationnel n'est admis dans ce congrès et que pourtant ils y pullulent comme des mouches sur une charogne ! S'il vous plaît... D'après les versets du Livre des Xaxas, on pouvait vivre à l'intérieur du ventre d'un migrateur céleste. Lm Nouvelle Bible dit qu'ils fournissaient l'eau et l'air à leur hôte pendant quarante jours. En fait, je crois que leur métabolisme s'adaptait aux besoins du parasite qu'ils transportaient, un peu comme certains animaux terrestres offrent gîte et nourriture aux larves parasitaires qui se développent dans les couches sous-cutanées de leur épiderme...

Cependant, malgré la bonne volonté de leurs véhicules spatiaux, tous les disciples n'arrivèrent pas vivants sur Terra Mater...

 

Conférence publique et houleuse d'Anatul Hujiak, historien et érudit néoropéen, auteur d'une biographie contestée de Sri Lumpa.

02 - Terra Mater
titlepage.xhtml
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_000.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_001.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_002.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_003.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_004.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_005.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_006.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_007.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_008.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_009.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_010.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_011.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_012.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_013.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_014.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_015.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_016.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_017.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_018.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_019.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_020.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_021.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_022.htm
02 - Terra Mater - Les guerriers du silence - Pierre Bordage_split_023.htm